Echec et Pat
Quand il me dit :
« approchez-vous, je vais vous apprendre à jouer aux échecs »,
je restai interloqué. Je m’étais arrêté à sa hauteur par curiosité car cela faisait plusieurs semaines que je le voyais, s’asseyant tous les jours vers midi sur un banc vert, sous les grands marronniers qui couvraient la partie du square qui longeait la place Thiers. Cela faisait des années que je tournais autour des pelouses du square Thiers, la grande ou la petite, car depuis des années nous allions au square matin et soir à la sortie de l’école. Des années qu’il ne s’était pas passé grand chose dans une espèce de monotonie routinière.
L’entrée principale du square se situait place Saint-Pierre derrière la statue équestre de Jeanne d’Arc qui se trouve face à l’église. L’entrée était scindée en deux, deux portes métalliques avec des croisillons qui se refermaient automatiquement. Les deux portes étaient situées de part et d’autre de la statue de Paul Déroulède, chantre du nationalisme, qui, le bras levé, la tête couverte de fiente de pigeons donnait l’impression de haranguer le postérieur du cheval de Jeanne d’Arc. L’endroit était un lieu de rendez-vous prisé des nationalistes.
La grande pelouse était en face de l’entrée, la petite, juste dans l’alignement séparée par une allée. Au fond, on apercevait la guérite verte du gardien avec la cheminée de son poêle à bois. A gauche, le bac à sable ceint de bancs en bois peints en vert et à droite, de l’autre côté de la rue Victor Hugo, la caserne de marins dont les fenêtres ouvertes laissaient entrevoir de jeunes mousses avec leurs tenues blanc et bleu et leur béret à pompon. Une grande allée, bordée de bancs, entourait les deux pelouses et conduisait à l’entrée secondaire rue de Paris.
Comme un rituel éternel, tous les jours, midi et soir, nos mères venaient s’asseoir autour du bac à sable et restaient là à bavarder entre une demie et une heure. Pendant ce temps, nous jouions et courions autour des pelouses, dans la grande allée. Nous observions avec la plus grande attention tous les passants de ce square, qu’ils soient habitués, comme les clochards ou les employés des entreprises voisines qui venaient déjeuner d’un sandwich, ou bien occasionnels comme les amoureux. Nous estimions que ce square nous appartenait et que tous ces visiteurs venaient en quelque sorte chez nous. Ils occupaient notre territoire.Nous craignions beaucoup le gardien qui était redoutable avec son sifflet strident qu’il actionnait à la moindre incartade. Malgré cela, l’été, lorsqu’il faisait très chaud, nous nous risquions en courant sous l’arrosage de la grande pelouse pour nous rafraîchir un peu.
Quand il me dit :
« approchez-vous, je vais vous apprendre à jouer aux échecs »,
sa proposition ne me laissa pas insensible. Il sortit un minuscule jeu d’échecs en plastique avec un couvercle transparent qu’il gardait dans la poche de sa veste. Chaque case était dotée d’un petit trou dans lequel on pouvait insérer un appendice qui dépassait de chaque pièce.
Il commença par m’enseigner le mouvement des pièces.Je ne pouvais pas rester trop longtemps près de lui sinon ma mère se serait inquiétée, aussi, je passais, je jouais et je refaisais un tour avant de rejouer. Et cela se reproduisait tous les jours. Si la partie n’était pas finie, nous la poursuivions le lendemain.Brun aux yeux bleus, il avait l’air plutôt jeune, bien habillé, des lunettes qui ressemblaient à des bésicles, un journal à côté de lui. Quand il me voyait il me souriait, l’air de me dire :
« je suis content de te voir ».
On ne se parlait pas, je ne connaissais pas son prénom, il ne connaissait pas le mien. Entre nous tout se passait par le regard et les gestes. Il m’indiquait ses recommandations en les jouant sur l’échiquier. A mesure du déroulement des parties, j’avais l’impression de progresser, je rêvais déjà du jour où je le battrais. Peut-être était-ce son objectif, fabriquer un champion, le champion qu’il n’avait peut-être pas pu être. Mes dons en calcul, en tous cas m’y prédestinaient. Ma mère m’avait interdit de parler à un inconnu, elle m’avait cité de nombreux cas d’enfants qui avaient été enlevés à la suite de rencontres fortuites. Cela avait engendré une grande angoisse, mais c’était plus fort que moi, je ne croyais pas que mon professeur d’échec fut dangereux. Je devais seulement garder secret mon commerce avec lui. J’étais donc obligé de me dissocier de mes amis, d’apparaître de plus en plus solitaire.Une fois, il voulut m’offrir un bonbon, mais je refusai véhémentement, j’avais entendu parler des messieurs qui offrent des sucreries aux enfants, et cela augmenta ma peur, mais je continuais quand même.
Un jour, en rentrant du square, ma mère m’interrogea :
« Tu ne joues plus avec tes amis, tu es fâché avec eux ? ».
Je répondis d’un grognement incompréhensible. Mais j’étais averti, il fallait redoubler ma vigilance.Nos parties d’échec avaient progressivement créé un lien d’attachement entre nous. Par moments, j’avais même l’impression qu’il me prenait pour son fils, un fils dont il ne parlerait jamais.
Dès que j’arrivais dans le square, je faisais le tour pour voir s’il était arrivé et j’étais déçu quand il tardait. Mais il venait toujours, comme s’il ne pouvait se passer de moi. Quand il me voyait son visage paraissait s’illuminer. Les jours de congé, il me manquait. Je rêvais qu’il sonne à la porte pour venir me voir. Mais il ne venait jamais.
Je compris petit à petit qu’il me manquait plus que les parties d’échec, que ce que je voulais, c’était le voir, même sans jouer. Le mystère attaché à sa personne me fascinait. Je le connaissais sans le connaître, je l’aimais sans même savoir qui il était. Et puis je ne savais pas s’il m’avait choisi par hasard ou si une raison particulière que je ne connaissais pas, une raison sans doute inavouable, l’avait guidé vers moi.
J’étais concentré sur un coup difficile car je voulais éviter la situation de pat, cette position dans laquelle quelque soit le mouvement du roi adverse il se met en échec, je devais réfléchir depuis plusieurs minutes quand j’entendis la voix de ma mère :
« Monsieur, que faites vous avec mon fils ? »
« Madame, je ne lui fais aucun mal. Il y a quelque mois, passant dans ce square j’ai cru apercevoir au loin mon petit garçon que sa mère a enlevé il y a deux ans et que je n’ai jamais revu. Toutes mes tentatives pour le retrouver se sont soldées par des échecs. Tous les jours j’emprunte quelques minutes de votre fils pour atténuer mon chagrin. »
Laurent Hyafil
Autorisation de l'auteur. Retrouvez ses autres nouvelles et ses idées sur son blog http://laurenthyafil.blog.lemonde.fr/echec-et-pat/
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