http://aejjrsite.free.fr/goodmorning/gm71/gm71_LangousteEtJoueurEchecs.pdf
merci à Phan Van Trướng. Et les photos en plus !
*Le Cờ tướng est un jeu d’échecs typiquement vietnamien(ou chinois) assez similaire au jeu d’échec occidental.
Si vous allez en touriste visiter la très belle ville de Nha-Trang vous ne le raterez pas. Vous vous asseyez devant la magnifique plage de sable blanc, sur un banc public, à l’ombre d’un cocotier ou d’un phi-lao (arbre élancé au feuillage très fin ressemblant à un javelot) et vous attendez. Profiter de la douce brise marine , fraiche comme il faut, tirer le regard vers toute la côte dorée qui monte jusqu’au grand Nord et qui descend jusqu'à la pointe de Cà-Mau en décrivant un grand S de deux mille kilomètres, et attendre. Il viendra, le joueur de cờ tướng. * * *
Tout d’abord la faune classique quotidienne qui défile devant vous, sortant de nulle part. Un vendeur de cacahuètes, une marchande de galettes de riz, une jeune fille portant sur la tête un plateau en osier surmonté d’une pyramide de bánh rán (gâteau sphérique à la pâte de haricot jaune enveloppé d’une peau croustillante), le tout en alternance avec une multitude de vendeurs de billets de loterie. De temps à autre une femme sans âge vient s’asseoir à côté de votre banc armée d’une seule grosse bouteille d’un litre d’orangeade et d’une pile de gobelets en plastique. Cette femme là, ne vous y trompez pas, c’est l’expression de la pauvreté finale. Capital de son commerce : un euro peut être, pas beaucoup plus. Elle parcourt la longue plage de sable fin et blanc pour essayer de vider sa bouteille sur des touristes en panne sèche. Le prix du gobelet rempli ? elle vous dit : donnez ce que vous voulez. Tout ce que vous donnerez rentabilise le commerce car la plus petite pièce dans votre poche aura plus de valeur qu’un de ses gobelets bien remplis. C’est que le dénuement le plus complet n’est pas démuni d’astuces.
* * *
Et puis si vous avez de la chance, vous verrez surgir du néant une échoppe ambulante de fruits de mer. Ca, ce n’est pas banal. Encore une marchande ; Dieu, ce que le peuple vietnamien demande à ses femmes ! Armée d’un balancier en bambou qu’équilibrent deux lourds paniers. Un à chaque bout. Il y a tellement de choses dans chaque panier qu’il faut regarder dans l’ordre. Premier panier : un four-grill d’où sort de la fumée, donc déjà en ordre de marche, qui surplombe un grenier ambulant rempli de bois, de charbon et de feuillage sec. Ce panier là, c’est la cuisine. Et l’autre c’est la mangeaille. Et quelle mangeaille !
Premier étage, les coquillages. Exceptionnel. Des coques géantes, des huitres, des oursins, des petits coquillages divers et variés pour la dégustation. La fraicheur ? Pas de doute métaphysique s’il vous plait. L’odeur de l’iode marine vous frappe les narines. Et si vous avez encore un doute sachez qu’à Nha Trang il est sûrement plus difficile de trouver des fruits de mer un peu faits que les frais. Que voulez vous, ici mon bon monsieur, la mangeaille ne fait jamais la queue pour être mangée.
Deuxième étage, les poissons, frétillants, des gros crabes noués à la grosse ficelle pour éviter que les pinces ne serrent quelques malheureux doigts humains.
Troisième étage, c’est l’étage royal ! Deux énormes langoustes bien vertes dont les moustaches balaient encore l’espace-temps à la recherche de ce qu’on ne sait trop quoi. Regardez bien dans les yeux de ces langoustes. Elles semblent vous narguer de manière arrogante alors qu’elles sont à deux doigts d’entrer dans votre estomac. C’est fou que la roche tarpéenne est proche du Capitole. Leçon toujours mal apprise et mal retenue, langouste ou pas. Au milieu des deux paniers , la marchande. La peau tannée par la mer, le regard imploreur. Pourtant prête à bondir sur un touriste errant comme sur une proie. Une denture blanche à faire rougir le dentifrice. Des mains lestes et précises. Une voix d’opéra : « allez , allez , aux petits fruits de mer frais, frais , frais,.. » annonce t’elle. On s’approche . Notre petit groupe demande juste de déguster à l’essai. Sitôt la première coque avalée, nous décidons de garder toute la cargaison pour nous. - Je vous disais que c’est tout frais, ca sort directement de la mer ! dit la petite marchande. - Grillez nous tout ca, en commençant par les coquillages….
Tout en nous laissant déguster, la coquillagiste nous regarde et nous demande : vous n’êtes pas de la région ? Sans apporter la moindre réponse, nous continuons de nous régaler.
« Et maintenant, p’tite dame, vous pouvez jeter la langouste sur le grill » lui dis-je. La première langouste, ainsi que la deuxième. Ca ferait bien cinq kilos de langouste fraiche dont l’écaille verte rougit à la chaleur du grill. Qui dit qu’on n’a rien à manger au Viet Nam ? Les statistiques de la Banque Mondiale devraient être revues. Lorsque nous avons fini, bien fini, je donnai à la marchande deux billets de cent mille dong (l’équivalent de dix euros) sans même lui demander l’addition. La marchande rouspéta puis se tut immédiatement quand je lui dis : demain à la même place hein ? Elle bondit de joie en me répondant : à la même heure hein ? Et moi d’expliquer à mon groupe que la mangeaille est à ses yeux gratuite car elle vient de la clémente mer: il n’y a pas de fournisseurs à régler. La seule chose qui compte c’est le chiffre d’affaires, qui est tout bénéfice. On a donné à la marchande son budget familial hebdomadaire. Elle doit être l’épouse d’un pêcheur. Un million de dong par mois et le tour est joué, les enfants à l’école, l’habillement décent, l’argent de poche fourni. Quant à la nourriture, faut-il le répéter c’est gratuit, toujours gratuit ! L’Océan, c’est comme un grand frigo toujours ouvert. Il faut seulement savoir y puiser…
Vous, lecteur , vous êtes choqué ? Attendez la suite. Trois jours plus tard, en rentrant d’un dîner, nous voyons dans la pénombre la même marchande déguster avec un jeune garçon deux langoustes de belle facture. Deux langoustes à eux deux, comme si elles n’ont plus beaucoup de valeur à cette heure du crépuscule. La journée est finie, les langoustes sont restées sur le panier par la faute de quelque touriste craignant - à tort- de dépenser une fortune ou de quelque étranger qui a du faire le malin en cherchant à négocier la langouste au prix de Cuba. Bien entendu la marchande n’était pas d’accord, uniquement parce que c’est le jeu de la négociation. Il faut mettre plus puisque vous voulez négocier ! Et le minable étranger de rater la transaction car son prix de référence c’est la langouste de Cuba , comme dit la publicité à la télé. Seulement voilà, la pauvre marchande n’a jamais entendu parlé de ce foutu Kouba, et même l’étranger non plus d’ailleurs… Win-win, loose-loose parfois çà tient à un fil. Et c’est complètement fou. Surtout de voir la p’tite dame obligée de dévorer son énorme langouste en la prenant comme une cuisse de poulet !
* * *
Tout ce manège n’échappa pas à une hyène qui surveillait de loin les opérations: le joueur d’échecs. Vous attendez, vous n’avez qu’à attendre, il viendra. Car il vous a repéré. Vous qui êtes capable de claquer deux cents mille dong pour un repas qui ne vaut que le travail d’un pauvre pêcheur, vous devriez être capable de mordre à un hameçon. Le sien. Le voilà.
Il sifflote en arrivant à bicyclette. La pédale bien douce, en harmonie avec la siffloterie. L’air serein de quelqu’un trop respectable pour être capable d’arnaquer son prochain. Mais l’arnaque va quand même commencer, mais je ne sais pas par quel bout il va me prendre. De manière étonnante, il conduit le bicycle d’une main, l’autre main tient un plateau à l’horizontal, un plateau d’échecs dont les pions sont préalablement placés comme si la partie était déjà engagée. Oui , il s’agit d’un cờ tướng, jeu d’échecs vietnamien. Il pose l’échiquier déjà composé sur le banc. D’un oeil, l’équilibre de la table, pour ne pas tout renverser en garant son bicycle. Il ne faut surtout pas avoir à replacer les pions « comme il faut » car évidemment ca fait suspect ! De l’autre déjà l’oeil du maître. Maitre des échecs, maitre de la situation, maitre de l’arnaque. Et puis, c’est comme un serpent qui veut hypnotiser sa proie. L’oeil inquisiteur, mélange d’inquiétude tout de même devant un client potentiel qui n’a pas encore déclaré son intention d’achat, et de compassion vis-à-vis d’un semblable qu’il va pourtant mettre à mort. Un zeste d’humanisme pour un reste d’humanité. Il faut dire qu’il possède une certaine élégance naturelle ce bonhomme.
Lorsqu’il posa la table d’échec sur le banc, ses gestes étaient tellement précis qu’ils ressemblaient à une danse. C’est un peu comme si c’était fait par un serveur de grand restaurant du temps de Sacha Guitry servant la table du Major Thomson. Le grand style. Il me dévisagea. Un large sourire, un peu carnassier tout de même. Et il attendit. Je ne le regardais même pas. Je tournais la tête paresseusement vers le jeu d’échecs déjà pipé. Je lui fis un sourire d’ange. De mon regard je lui fis comprendre qu’il prend des risques lui aussi. Ca semblait le mettre mal à l’aise. Je décidai donc de jouer le jeu, par le bluff. Du bluff pur jus car je n’ai jamais été un bon joueur d’échecs. Contre le jeu d’échecs, qui est un jeu de placement mathématique il n’y a qu’une seule manière de gagner c’est d’entrainer l’adversaire sur le terrain mouvant du poker-menteur, qui lui est un jeu essentiellement de psychologie. Il me dit : « Vous devez être sûrement un grand joueur de cờ tướng. Vous respirez le savoir, l’intellect, la classe… ».
Cà, c’est la bestiole au bout de l’hameçon. Il fit une faute en plaçant le jeu d’emblée du « bon côté »comme si je devais prendre la partie qu’il me donnait et lui gardant sa partie à lui, de son côté. Je ne dis rien. Il me souligna de plus que « mon » côté ne possède rien de moins que des pions forts, autrement bien placés. Je restai toujours silencieux. Il continua de vendre sa camelote en me montrant que « sa partie » à lui est pratiquement dans une situation désespérée. Je ne disais toujours rien, mais tout est clair. Il veut croire maintenant que je suis tenté par son discours. Allons-y donc. Je ris à haute voix d’un air entendu. Ma partie de poker démarra comme elle devait se terminer, carrément par l’annonce finale. « Tapis, dis-je ! ». En effet je lui demandai combien en tout d’argent il a dans sa poche. Ses yeux flanchèrent lorsque je lui dis de tout sortir et de mettre sur la table d’enjeux. Et de lui édicter mes règles…
« Mon vieux , je vais choisir le côté que je veux…Vous me donnez a priori les noirs, et si je décidais de prendre au contraire les blancs, car les pions faibles SONT gagnants en dépit de toute apparence ? » En l’espace d’une fraction de seconde il eut le temps de ramasser d’un geste-balai tous les pions, de les faire disparaître dans la poche haute de sa chemisette, de plier la table et de la ranger dans la poche basse de la bicyclette, de monter sur sa selle, de faire autant de mètres qu’il peut pour s’éloigner de moi…
Ah ! la hyène a eu peur. Peur que je sois vraiment fort aux échecs et que j’ai vu la martingale gagnante ! Contre le jeu d’échecs, le jeu de poker. C’est souvent comme çà, vous emmenez un joueur de tennis réputé, André Agassi par exemple, et vous le défiez à un autre jeu, au ping-pong pourquoi pas. Bien sûr que vous l’effrayez, car vous avez une chance réelle de gagner.
* * *
Le lendemain, pendant que nous dégustions nos langoustes, à la même place, à la même heure, le joueur d’échecs revint. Cette fois avec quatre acolytes. J’avoue avoir eu peur, croyant qu’il cherchait la bagarre. Il me proposa de jouer au « bất » avec sa bande. Le bất est un traditionnel jeu de cartes. Il veut donc changer de décor…
Peu importe si ce n’est pas très subtil. Très franchement je trouvais la manoeuvre de très mauvais goût. Surtout pas pendant que ma langouste se livrait à moi, juteusement, de son sublime goût iodé. Je préférais ma langouste. Il insista. Je lui balançai un billet de dix mille dong ( 50 cts d’euro) pour le faire partir, billet qui mit encore une fraction de seconde pour tomber dans la poche du minable truand. Il tint parole et s’en alla. La marchande de coquillages, dit alors quelque chose d’inaudible. Elle semblait désapprouver mon geste…
Sans doute pour elle dix mille dong était le véritable prix de toute sa cargaison à elle. Son visage éclairé s’assombrit. De ses yeux semblait dégager une tristesse indéfinissable et en même temps infinie. Peut-être un sentiment d’injustice ? Visiblement je l’ai cassée…
Je compris finalement que le joueur d’échecs avait gagné sur toute la ligne. Il fallait voir qu’il cherchait seulement à faire son chiffre d’affaires, lui aussi ! Peu importe si c’est aux cờ tướng, au bất ou à rien du tout de tout cela.
La morale n’est pas sauve, en effet, car la hyène ne se mesurait pas à moi, client ou non il s’en fout, mais à la marchande de coquillages, pardi ! D’un côté un coup de pédale douce pour empocher son du. De l’autre se lever tous les jours de bonne heure , aller à la pêche à la plongée pour chercher des langoustes, au péril de sa vie, marcher des kilomètres de soleil pour gagner la plage, trouver aléatoirement des gens qui accepteraient le risque de déguster des fruits de mer exposés à la chaleur. Voilà qui est la vraie bataille. La pêche au fond de l’océan à cent mille dông ou un coup de pédale à dix mille. Il n’y a pas besoin de comparer : d’un côté des gladiateurs en sueur, de l’autre le sportif en fauteuil. Langouste contre Jeu d’Échecs. Pur fruit d’un travail honnête contre pure muflerie." Si vous passez par Nha-Trang, aux longues plages de sable blanc et fin, qui comme le dit la chanson « là miền quê hương cát trắng »…n’oubliez pas de m’en donner des nouvelles. Ah ! Surtout, si vous le pouvez, donnez à la langouste Sa victoire. Question de morale !
http://aejjrsite.free.fr/goodmorning/gm71/gm71_LangousteEtJoueurEchecs.pdf
merci à Phan Van Trướng.
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